Les régimes totalitaires détestent les livres. L'Histoire nous en fournit des exemples tragiques : des autodafés du IIIème Reich à la révolution culturelle du Président Mao.
Les romans de politique fiction n'ont pas manqué d'évoquer cette haine de 1984 de George Orwell, de Farenheit 451 de Ray Bradbury à Globalia de Jean-Christophe Rufin. En effet, les livres sont dangereux : ils permettent de réfléchir par soi-même et d'imaginer qu'une autre vie est possible. Bref d'échapper à la propagande.
Balzac et la petite tailleuse chinoise de Dai Sijie montre bien ce pouvoir de la lecture et comme par hasard c'est dans la revue Al&a, la revue des "dissidents" de la SHALP (1), que j'avais fait paraître, en décembre 2001, une critique de ce livre.
Le coup de fil d'Ariane
- Allô, Françoise? Veux-tu connaître l'effet que peut produire la lecture de Balzac sur une jeune montagnarde chinoise? Ou bien l'effet d'une sonate de Mozart, rebaptisée à la hâte Mozart pense au président Mao, sur le visage de paysans communistes?
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- Dans ce cas, je te conseille de lire Balzac et la Petite Tailleuse chinoise de Dai Sijie, un écrivain d'origine chinoise qui vit en France depuis quinze ans. L'histoire se déroule en Chine au début de l'année 1971. Deux jeunes gens, Luo et le narrateur sont envoyés en "rééducation" dans un village perdu au fin fond d'une montagne nommée "Le Phénix du ciel". Cette montagne a sa "princesse": c'est la très belle fille d'un tailleur: "son regard avait l'éclat des pierres précieuses mais brutes, du métal non poli, et cet effet était encore accentué par ses longs cils et les coins finement retroussés de ses yeux." Luo considère qu'elle n'est pas civilisée, du moins pas assez pour lui. Nouveau Pygmalion, il entreprend de la refaçonner avec comme outils les livres de Balzac. On le voit partir dès les premières lueurs de l'aube Le Père Goriot dans sa hotte en bambou, "comme un chevalier solitaire sans cheval", en direction du village de la Petite Tailleuse.
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- Comment se procurent-ils les livres? C'est une excellente question. Les livres en effet sont interdits partout en Chine à l'exception du Petit Livre Rouge de Mao. Ce qui les rend d'autant plus attrayants. Un autre jeune en "rééducation" plus bas dans la montagne en possède toute une collection dans une valise soigneusement cachée. Luo et le narrateur sont prêts à tout pour se les faire prêter: transporter soixante kilos de riz, se déguiser en cadres révolutionnaires pour recueillir des chants populaires auprès d'un vieux meunier… Leur soif de lecture est insatiable. On se dit qu'il est plus difficile qu'on ne croit de tuer en l'homme son besoin de rêves et de culture. Le premier livre qu'ils obtiennent, c'est Ursule Mirouët. Avant de le rendre, le narrateur en recopie tout un passage à l'intérieur de la veste de mouton qu'on lui a offerte à son arrivée dans le village.
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- C'est toute l'ironie de cette histoire. Ces jeunes gens que l'on avait envoyés dans ce village pour désapprendre ce qu'ils n'avaient pas encore appris réussissent malgré tout à s'éduquer et à éduquer. Pas seulement la Petite Tailleuse mais aussi les villageois qui apprécient les histoires qu'ils racontent (récits de films ou de romans).
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- Non, ces jeunes gens ne semblent pas malheureux. Pourtant ils vivent dans la peur d'être dénoncés au bureau de la Sécurité publique: "le nom de ce bureau signifiant la plupart du temps torture physique et enfer pour les ennemis du peuple" et dans la crainte de ne jamais rejoindre les leurs: "pour les enfants des familles cataloguées comme "ennemies du peuple", l'opportunité du retour était de trois pour mille".
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- En fait, ce livre est surtout un hymne à la culture occidentale: le narrateur se découvre notamment une véritable passion pour Jean-Christophe de Romain Rolland : "…Jean- Christophe, avec son individualisme acharné, sans aucune mesquinerie, fut pour moi une révélation salutaire. Sans lui, je ne serais jamais parvenu à comprendre la splendeur et l'ampleur de l'individualisme. Jusqu'à cette rencontre volée avec Jean-Christophe, ma pauvre tête éduquée et rééduquée ignorait tout simplement qu'on pût lutter seul contre le monde entier."
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- Oui, lorsqu'on a vécu ces périodes de négation de l'individu, on comprend que notre culture a du bon, encore faut-il que l'individualisme ne se transforme pas en pur égoïsme. A bientôt Françoise et meilleurs vœux pour 2002.
(1) Société historique, artistique et littéraire de Puteaux.